jeudi 6 août 2015

La place de ὅτι ἔχων ληρεῖς dans un texte de Platon(Georgias(497 a,b) - Manuel Sainte-Claire



Tout d’abord, voici le texte en question :

Καλλίκλης
οὐκ οἶδ᾽ ἅττα σοφίζῃ, ὦ Σώκρατες.
Σωκράτης
οἶσθα, ἀλλὰ ἀκκίζῃ, ὦ Καλλίκλεις: καὶ πρόιθί γε ἔτι εἰς τὸ ἔμπροσθεν, ὅτι ἔχων ληρεῖς ἵνα εἰδῇς ὡς σοφὸς ὤν με νουθετεῖς. οὐχ ἅμα διψῶν τε ἕκαστος ἡμῶν πέπαυται καὶ ἅμα ἡδόμενος διὰτοῦ πίνειν;
Καλλίκλης
οὐκ οἶδα ὅτι λέγεις.

Certains pensent qu’il est mieux de lire : ὅ τι ἔχων(Heindorf) , et d’autres, comme Alfred Croiset, τί ἔχων.

Pour les uns, il faut placer ὅτι ἔχων  ληρεῖς  exactement là où il se trouve dans le texte, c'est-à-dire, entre ἔμπροσθεν et ἵνα εἰδῇς, tandis que pour d’autres, sa place se trouve après la réponse de Calliclès οὐκ οἶδα ὅτι λέγεις. Alfred Croiset, s’inspirant de Badham qui « haec Callicli tribuit » le place bien entre ἔμπροσθεν et ἵνα εἰδῇς, mais attribue ces paroles, non à Socrate, mais à Calliclès. Et puis, il y en a d’autres qui l’ignorent tout simplement. D’ailleurs, pour AP Lemercier, ὅτι ἔχων  ληρεῖς  est un passage corrompu.

Voyons maintenant quelques traductions. Tout d’abord, celle de Victor Cousin(Bossange frères – Paris)

Calliclès
Je ne sais quels raisonnements captieux tu emploies, Socrate.
Socrate
Tu le sais très bien ; mais tu dissimules, Calliclès, assurément. Avançons, car tout ceci n'est qu'un badinage de ta part; il faut que tu voies combien en effet ta sagesse te donne le droit de me reprendre. Ne cesse-t-on pas en même temps d'avoir soif et de sentir le plaisir qu'il y a à boire?
Calliclès
Je n'entends rien à ce que tu dis.

Une autre traduction, est celle d’Alfred Croiset et de Louis Bodin(collection Budé – 1984)

Calliclès
Je ne comprends rien à tes sophismes, Socrate
Socrate
Tu comprends fort bien, Calliclès ; seulement, tu fais l’ignorant. Mai continuons d’avancer
Calliclès
Où tendent ces sornettes ?
Socrate
A te démontrer quel habile homme tu es, toi qui me reprend. N’est-il pas vrai qu’au moment où nous cessons d’avoir soif, chacun de nous cesse de prendre plaisir à boire ?
Calliclès
Je ne sais ce que tu veux dire

Et pour terminer, une traduction en Anglais, celle de W.R.M. Lamb(Cambridge, MA, Harvard University Press; London, William Heinemann Ltd. 1967)
Callicles
I cannot follow these subtleties of yours, Socrates.

Socrates
You can, but you play the innocent, Callicles. Just go on a little further, that you may realize how subtle is your way of reproving me. Does not each of us cease at the same moment from thirst and from the pleasure he gets by drinking?

Callicles
I cannot tell what you mean.

Vous auriez noté le choix de Lamb, d’ignorer complètement ὅτι ἔχων ληρεῖς dans sa traduction.

Par conséquent, comme nous le constatons, ce n’est pas chose simple de situer ὅτι ἔχων ληρεῖς, dans ce texte de Platon. Chacun y va à sa manière.

Pour ma part, je préfère lire, avec A. Croiset : τί ἔχων ληρεῖς, et placer ces paroles dans la bouche de Calliclès, qui tout au long de son intervention a toujours reproché à Socrate de dire des niaiseries, de délirer. Cf 481b où Calliclès demande à Socrate s’il est sérieux ou pas. Voir aussi :  489b, 491d, (« tu dis folie sur folies »), 497b, etc.
Et voilà la réponse de Socrate :  « ἵνα εἰδῇς ὡς σοφὸς ὤν με νουθετεῖς »  litt. « Pour que tu vois combien sage étant, me reprenant »
ὡς σοφὸς ὤν , Socrate fait allusion à la sagesse de Calliclès . Cf 487a, « Je rencontre des gens qui ne sont pas capables de m’éprouver, faute d’être savant comme tu l’es. Voir aussi 486d, e, etc.

Je ne saurais terminer cette brève étude sans vous livrer ma traduction personnelle. J’ai essayé de la rendre moderne et vivante. A vous d’en juger !!

Calliclès - Tout ce discours philosophique, me dépasse, Socrate,
Socrates - Rien ne te dépasse, Galliclès, c’est tout simplement que tu joues à l’ignorant.
Calliclès : Pourquoi délires-tu ainsi(τί ἔχων ληρεῖς ;)
Socrate : Pour te permettre de tester ta sagesse dans ce face à face. D’ailleurs,  n’est-il pas vrai que le fait d’étancher notre soif, nous prive, en même temps, du plaisir de boire ?
Calliclès - Alors là, je suis perdu !

TRADUCTION BIBLIQUE ET RACISME



"Je suis noire mais belle"(Cantique des cantiques 1/5)

Il y a ici une surprenante erreur de traduction. Le texte hébreu שְׁחֹורָ֤ה אֲנִי֙ וְֽנָאוָ֔ה (chehora ani ve nava )signifie littéralement "noire je suis et( וְֽ) belle" Traduire : je suis noire, "mais" ou "et pourtant", je suis belle, véhicule l'idée, que la beauté n'est pas inhérente à la race noire, mais juste une exception, ce qui est entièrement faux. Donc, je pense qu'il faut traduire ce texte, sans préjugé de couleur, et traduire ainsi, comme le veut le texte hébreu et notamment, la particule de liaison vaw " je suis noire et belle", c'est à dire "je suis noire et (nécessairement) belle. Autrement dit : "puisque je suis noire, je suis belle". 
Voici ce que dit Claire Placial à ce sujet, dans un très bel article écrit en 2013, sur le sitelangue de feu : "Ne faut-il pas voir dans « je suis noire mais je suis belle » la représentation courante de la beauté, dans l’Occident chrétien, comme étant liée à la blancheur ?.... Ces traductions, qui mettent « noire mais belle » ou toute autre solution approchante, ne traduisent pas le texte. Elles traduisent les présupposés qu’elles prêtent au texte. Elles traduisent en réalité leurs propres présupposés. En d’autres termes, ce qui apparaît dans ces traductions, c’est cinq siècles d’idéologie, disons-le, raciste, qui estiment que le noir n’est pas beau. Ou que s’il l’est, il y a surprise et contradiction."

Manuel Sainte-Claire